Revue de presse Christophe Rodrigues

Voici une revue de presse préparée par notre collègue Christophe Rodrigues
Je vous invite également a vous rendre sur son blog
http://lewebpedagogique.com/christopherodrigues/
Bonne lecture

Le trafic du talc finance les talibans en Afghanistan

Les talibans et l’organisation Etat islamique prélèvent des taxes lors du transport du talc entre l’Afghanistan et le Pakistan. Selon un rapport confidentiel, ils percevraient 22 millions de dollars par an 

Quel est le point commun entre un magasin de produits de beauté en France et la province de Nangarhar, dans l’est de l’Afghanistan ? Le talc. Cette roche blanche, dont le pays regorge à un de ses degrés de pureté les plus élevés, est utilisée dans la fabrication de cosmétiques, de papier, de céramique ou encore de peinture. Une enquête menée par Le Monde révèle qu’une partie du talc consommé en Europe et ailleurs finance l’insurrection des talibans et des djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) dans le Nangarhar, tout en alimentant la corruption dans le pays.

Un rapport confidentiel rédigé parune organisation internationale basée en Afghanistan – qui ne souhaite pas que son nom soit dévoilé –, et auquel Le Monde a eu accès, estime que les taxes sur le talc rapporteraient aux talibans environ 22  millions de dollars par an. Ce trafic met en lumière les défis qui attendent l’Afghanistan en matière de gouvernance, alors qu’une conférence de donateurs réunissant soixante-dix Etats et trente organisations s’ouvre à Bruxelles, mardi 4  octobre, pour deux jours.

Pots-de-vinJusqu’aux années 2000, la production de talc blanc relativement pur était dominée par la Chine. Mais les exportations chinoises ont commencé à baisser au fur et à mesure que la consommation du pays a augmenté. Les industriels ont dû se tourner vers de nouveaux gisements. Les exportations de talc brut, extrait au Pakistan et en Afghanistan, principalement destinées à la fabrication de peinture et de céramique, ont été multipliées par six entre 2010 et 2013.

Le producteur italien IMI Fabi s’est allié en  2012 au conglomérat pakistanais Omar Group pour créer la joint-venture IMI Omar Private Limited, laquelle possède une usine de tri et de concassage de talc dans la ville portuaire de Karachi. Selon nos informations, cette cœntreprise a versé, par le biais de ses intermédiaires, une somme fixe par chargement de camion au gouverneur de la province de Nangarhar, Saleem Khan Kunduzi, contre l’obtention de licences d’exploitation de mines de talc dans cette région. Des versements qui ont au moins duré jusqu’à sa démission, dimanche 2  octobre. Les licences ont été obtenues au début de l’année auprès du Conseil national de sécurité afghan et attribuées à des représentants du groupe Omar dans la province de Nangarhar. Elles prévoient l’extraction de seulement 100 000 tonnes. Dans les faits, un  million de tonnes auraient déjà été extraites ces derniers mois.

Des pots-de-vin sont versés à une myriade de fonctionnaires des douanes, du cadastre, de la police, ou encore du ministère des ressources minières, pour laisser prospérer ce juteux trafic. Nadeem Omar, le directeur d’Omar Group, reconnaît s’approvisionner en Afghanistan, auprès de ” trois ou quatre concessionnaires locaux “, mais affirme n’avoir eu aucun contact avec les autorités gouvernementales ou locales.

L’usine de Karachi, dont l’entreprise italienne est copropriétaire, concasse les roches de talc avant d’exporter une partie de la poudre obtenue dans une autre usine, en Italie, qui réduit à son tour la taille des particules à quelques microns. La poudre est ensuite vendue aux quatre coins de l’Europe, et notamment en France. Corrado Fabi, le directeur général d’IMI Fabi, ” ne pense pas “ que des pots-de-vin soient versés à des responsables afghans et assure que ” tous les grands producteurs mondiaux s’approvisionnent maintenant au Pakistan et en Afghanistan “.

Les insurgés talibans et de l’EI prélèvent aussi leur dîme sur ce trafic, lorsque les roches de talc sont transportées depuis l’Afghanistan vers le Pakistan. Aux alentours de -Jalalabad, la capitale de la province de Nangar-har, des engins de fabrication russe des années 1970 chargent les roches blanches dans des camions qui prennent la direction de Peshawar, dans le nord du Pakistan.

” Interdire les exportations n’aide pas “A leur départ de la mine, les conducteurs de camion reçoivent un ” ticket de péage ” qui leur permettra de traverser les checkpoints contrôlés par des groupes d’insurgés talibans. C’est de l’autre côté de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, à Peshawar, à deux heures et demie de Jalalabad, que les -représentants des insurgés collectent leur taxe. Les transactions ont lieu dans un endroit public, en plein jour, juste à côté de la célèbre et majestueuse mosquée Speen Jumat.

M.  Omar explique n’avoir ” jamais demandé “ à ses fournisseurs s’ils devaient ou non verser une dîme à l’insurrection talibane et à l’EI. Le rapport confidentiel auquel Le Monde a eu accès décrit un système de transfert de fonds informel et discret entièrement basé sur la confiance, la hawala. L’argent est versé, souvent en espèces, à un agent qui demande à un associé à distance, sur simple coup de fil, de payer le destinataire final. Des sommes atteignant des millions de dollars peuvent ainsi être transférées de Karachi à Jalalabad ou à Peshawar, sans laisser aucune trace.

Inquiet des répercussions sur le conflit avec les talibans, Kaboul a interdit les exportations de minerai il y a environ deux ans, avant de les réautoriser au début de l’année. M.  Omar affirme que les exportations de son usine sont passées de 100 000 tonnes par an à seulement 20 000  ou 25 000  tonnes en  2015. ” Interdire les exportations n’aide pas l’Afghanistan, qui n’a pas les capacités pour transformer les roches de talc, explique M. Omar. Or, l’extraction permet de faire vivre près de 5 000 familles qui n’auraient pas d’autre choix que de cultiver de l’opium. “ En réalité, l’extraction et l’exportation n’auraient pas cessé, même durant l’interdiction. La zone contrôlée en partie par les insurgés est difficile à administrer.

Au ministère des ressources minières et pétrolières, on ne cache plus son amertume. ” Les talibans vont parfois visiter les mines, ils essaient d’améliorer les procédés d’extraction “, ironise l’un de ses fonctionnaires. Lorsque l’un de ses collègues a voulu arrêter des camions chargés de talc à Nangarhar, il a dû fuir après avoir essuyé une attaque. Les inspecteurs des mines n’osent même plus s’aventurer dans cette zone en proie à une -insurrection.

L’extraction illégale est protégée par les autorités provinciales et les insurgés, avec le soutien de la population locale. ” Les seuls à garder la haute main sur l’extraction sont des entreprises pakistanaises et leurs intermédiaires afghans. Et il y a beaucoup d’autres entreprises que le groupe Omar “, explique le fonctionnaire. Ce dernier est catégorique : ” Le trafic de talc enrichit les talibans et l’Etat islamique dans la région. “

La transparence comme seul remèdeLe cas du talc n’est pas isolé. L’Afghanistan possède de vastes réserves minières, du cuivre à l’or en passant par les terres rares et le lithium, utilisé dans les batteries de téléphone portable. ” Dans la province d’Helmand, le marbre est la deuxième source de financement des talibans. Dans la province de Badakhchan, les forces de sécurité, les milices privées et les -insurgés bénéficient tous du commerce de lapis-lazuli “, explique Ikram Afzali, le directeur de l’ONG Integrity Watch Afghanistan. Les ressources minières du pays, évaluées à 1 000  milliards de dollars, sont devenues une malédiction pour l’Afghanistan. Les trafics alimentent une guerre civile qui a tué au moins 1 600 civils et déplacé 158 000 habitants sur les six premiers mois de l’année.

L’Union européenne a tiré le signal d’alarme il y a quelques mois. L’extraction minière illégale ” risque de déchirer l’Afghanistan et menace son avenir sur le long terme “, s’est inquiété en mai son représentant spécial dans le pays, Franz-Michael Skjold Mellbin. L’Union évalue le manque à gagner pour l’Etat afghan à au moins 100  millions de dollars par an en taxes. Seules 8  % des extractions minières seraient légales. L’Etat n’a tiré de ces ressources que 30  millions de dollars en  2015. Un chiffre dérisoire comparé aux revenus générés par les talibans, pour lesquels il s’agit de la deuxième source de financement après les narcotiques.

” Malheureusement, nous avons échoué à bien contrôler le secteur “, a reconnu fin 2015 Daud Shah Saba, le ministre des ressources minières et pétrolières, quelques mois avant de donner sa démission. ” La pression internationale n’a pas été assez forte et coordonnée pour pousser l’Afghanistan à réformer les lois “, regrette Ikram Afzali. Le manque à gagner creuse le déficit budgétaire, empêche la construction de routes ou la création d’emplois et renforce la dépendance du pays vis-à-vis de l’aide internationale.

Celle qui a été versée jusqu’ici a-t-elle permis d’améliorer la gouvernance du secteur minier ? ” Cinq cents  millions de dollars ont été injectés, et je me demande à quoi l’argent a servi “, remarque Javed Noorani, consultant indépendant du secteur minier. Selon un rapport de l’inspecteur général pour la reconstruction en Afghanistan, publié en janvier, les Etats-Unis ont perdu au moins 215  millions de dollars dans des programmes destinés à développer l’industrie extractive du pays. ” L’injection de dizaines de milliards de dollars dans l’économie afghane, conjuguée à la capacité de dépense limitée du gouvernement, a augmenté les possibilités de corruption “, a constaté en septembre la même organisation.

Selon Integrity Watch Afghanistan, les -remèdes à cette malédiction tiennent en un mot : la transparence. L’ONG plaide pour que les chiffres de production et les revenus tirés de chaque mine soient rendus publics, tout comme les contrats de concession. En  2010, les Etats-Unis ont voté la loi Dodd-Frank qui impose aux entreprises américaines un ” devoir de diligence ” dans leur -approvisionnement en Afrique de quatre ” minéraux du sang ” – le tungstène, le tantale, l’or et la cassitérite –, dont l’extraction -finance les conflits armés.

Cette année, l’Union européenne a mis en place une législation beaucoup moins ambitieuse en n’imposant ce ” devoir de diligence ” qu’aux intermédiaires, comme les fonderies ou les importateurs de ces quatre minéraux. ” Ce même principe pourrait s’appliquer aux minerais de valeur, comme le lapis-lazuli d’Afghanistan, mais il serait en revanche difficile pour les entreprises de contrôler dans leur chaîne d’approvisionnement l’origine d’une matière première comme le talc, de moindre valeur “, reconnaît Ikram Afzali. Pour l’instant, ce principe ne s’applique à aucune des ressources minérales dont l’extraction saigne l’Afghanistan.

Julien Bouissou

Un sauvetage baroque et coûteux

Le plan concocté avec Bercy joue sur plusieurs leviers. Les seules commandes de TGV coûteront plus de 700 millions d’euros d’argent public

En cette période préélectorale, François Hollande veut-il démontrer que le volontarisme politique peut avoir du bon ? En tout cas, l’usine Alstom de Belfort devrait poursuivre son activité au-delà de 2018, date initiale à laquelle la direction du constructeur ferroviaire souhaitait transférer la partie fabrication et bureaux d’études vers l’usine alsacienne de Reichshoffen.

Chez Alstom, après le choc de l’annonce début septembre, la solution présentée mardi 4  octobre est inespérée. Alors qu’Henri Poupart Lafarge, le PDG de la société, souhaitait lancer une première restructuration industrielle, le gouvernement lui a montré une autre voie. Personne ne peut reprocher cette fois-ci à l’Etat d’avoir lâché son constructeur national. Le plan alternatif concocté avec Bercy est large et massif. Les salariés du groupe, et notamment les 480 de Belfort, ne pourront pas dire que le gouvernement est indifférent à son sort.

Le sauvetage du site par le biais de deux commandes d’une vingtaine de rames de TGV est une bénédiction pour les salariés. La première vient de la SNCF pour six rames devant circuler entre la France et l’Italie, tandis que la seconde provient de l’Etat en tant qu’autorité organisatrice des transports des trains Intercités. En jouant cette carte, l’Etat a dans le même temps obtenu une certaine sécurisation du site de La  Rochelle, qui assemble les voitures de TGV, Belfort se limitant à fabriquer les motrices avant et arrière de chaque rame.

Pour l’usine belfortaine, ces commandes se traduisent par de la charge supplémentaire pour les ateliers, mais aussi par un surplus de travail pour les bureaux d’études attenants, qui rassemblent plus de 150 personnes sur le site. Surtout, alors que la production française de locomotives de fret devrait s’éteindre d’ici 2018 malgré quelques commandes complémentaires de la part de SNCF Réseau, l’Etat et Alstom ont trouvé des moyens d’assurer une nouvelle orientation au site.

Quel coût pour les régions ?Le site de maintenance ferroviaire est renforcé et devient un centre d’excellence au niveau européen, avec des investissements substantiels en parallèle : à la clé, 150 personnes, deux fois plus qu’aujourd’hui. Dans le même temps, Alstom va se lancer sur le très prometteur et très concurrentiel marché des bus électriques.

Cette débauche d’annonces, cependant, pose des questions. Tout d’abord, à quel prix sauve-t-on ce site de 480 salariés ? Les seules commandes de TGV vont coûter plus de 700  millions d’euros d’argent public, sans compter les commandes complémentaires. Sauver un seul site, fût-il historique et symbolique, risque d’alourdir le budget de l’Etat. Du moins si la puissance publique va au bout de ses commandes.

Les négociations s’ouvrent à peine et il faudra voir ce qu’il advient après l’élection présidentielle du printemps 2017. De même, l’Etat pourrait se défausser sur les régions desservies par ces nouveaux trains pour régler la facture.

Ces nouveaux TGV devraient desservir la transversale Sud, entre Bordeaux et Nice, par Toulouse, Montpellier et Marseille, comme l’indiquent Le Figaro et la lettre professionnelle Mobilettre. A l’horizon 2021, certaines portions de cette voie seront des lignes à grande vitesse (LGV), notamment la LGV Montpellier-Marseille et le contournement Nîmes-Montpellier qui ouvrira en  2017. Enfin, il faudra encore attendre pour voir une éventuelle LGV entre Bordeaux et Toulouse.

Faire rouler à 200  km/h du matériel capable de rouler à 320  km/h n’est pas très optimal et rationnel pour un opérateur. Une rame TGV coûte deux fois plus qu’un matériel classique. Les négociations entre l’Etat et Alstom seront donc rudes sur le coût des machines. De même, il faudra amortir ce matériel, ce qui pourrait se traduire in fine dans le prix des billets…

Cette commande directe pose également une question juridique. L’Europe ne risque-t-elle pas de s’agacer de voir un Etat venir en aide à son constructeur national en lui passant un contrat de commande de gré à gré ? L’Etat et Alstom disposent cependant d’une arme, les contrats-cadres existants d’achat de TGV. Pour ces derniers, l’Etat active simplement une option d’achat prévue.

Enfin, si Belfort et La  Rochelle sont sortis de l’ornière, quid des usines d’assemblage de Valenciennes (RER, métro) et Reichshoffen (Intercités) ? Il faudra qu’Alstom remporte cette fois des appels d’offres, sans le soutien inconditionnel de l’Etat.

Ph. J.

 

Pour la première fois depuis la récession de 2009, la France cesse de perdre des usines

L’Observatoire Trendeo de l’emploi et de l’investissement révèle que les ouvertures de sites industriels l’emportent sur les fermetures depuis six mois dans l’Hexagone

Pas de champagne, c’est interdit sur le site. Mais du jus d’orange, des petits fours, quelques discours et, bien sûr, un ruban à couper par M.  le maire. Les dirigeants d’Amoéba ont invité 600 personnes et prévu une jolie fête, mardi 4  octobre, pour inaugurer leur première usine, à Chassieu (Rhône). ” C’est la preuve qu’on peut partir d’un brevet lyonnais et arriver quatre ans et demi plus tard à un vrai site industriel “, se félicite Fabrice Plasson, président et cofondateur de cette entreprise.

Après la phase du laboratoire puis celle du pilote industriel, la jeune société produira sur place, à grande échelle, une amibe capable d’éliminer le risque bactérien dans l’eau. La première application, la lutte contre la légionelle dans les tours aéroréfrigérantes, représente un marché évalué à 1,7  milliard d’euros au niveau mondial. ” Après Chassieu, nous allons ouvrir un site à Montréal et sans doute un deuxième en Europe “,prévoit M.  Plasson. En Bourse, la start-up de 46  personnes vaut déjà 194  millions d’euros…

En France, il n’y a pas que de vieilles cathédrales industrielles menacées de fermeture. Au moment où les pouvoirs publics tentent de sauver l’usine Alstom de Belfort, le décollage d’Amoéba montre que le tissu économique tricolore se régénère, malgré toutes les difficultés.

Depuis six mois, les annonces d’ouvertures de sites industriels dans l’Hexagone dépassent les fermetures. C’est ce qu’indiquent les données publiées mardi 4 octobre par l’Observatoire Trendeo de l’emploi et de l’investissement. Le cabinet a recensé 82  créations annoncées au cours des deuxième et troisième trimestres, contre 75  fermetures. L’écart est faible, mais il marque une rupture. ” C’est la première fois depuis 2009 que le solde est positif plus d’un trimestre “, souligne David Cousquer, le fondateur de Trendeo.

Des exemples ? ID Logistics a inauguré à la fin du mois de septembre une nouvelle plate-forme logistique à Saint-Mard (Seine-et-Marne) pour son client Cdiscount. Quelques jours plus tard, Synutra dévoilait à Carhaix (Finistère) sa toute nouvelle usine de poudre de lait, qui devrait faire travailler jusqu’à 350  personnes pour satisfaire la demande chinoise. Fin octobre, ce sera au tour de Lisi d’accueillir ses invités à Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), après de longs mois de travaux. Puis viendra, à la fin du mois de novembre, le tour de Cofel-Pikolin : à Criquebeuf-sur-Seine (Eure), l’industriel espagnol détenteur des marques Epeda, Bultex et Merinos met la dernière main à une unité de production et de distribution de literie.

40 % de personnel en moins

D’autres projets se dessinent à l’horizon. Le belge Tessenderlo a commencé mi-septembre les travaux de sa future usine d’engrais de Grand-Quevilly (Seine-Maritime), la première construite en France depuis vingt ans ! Quant à Global Biœnergies, il compte produire bientôt du plastique et des carburants à partir de plantes comme la betterave ou la canne à sucre. Un investissement de 100  millions à 120  millions d’euros. Le chantier, monté avec Cristal Union, n’est pas encore formellement lancé. Mais Technip et IPSB vont dessiner les plans de l’usine, et l’implantation définitive, à Pomacle-Bazancourt (Marne) ou Arcis-sur-Aube (Aube), devrait être choisie sous peu. Une fois les financements réunis, le top départ de la construction sera en principe donné en  2017.

Ce coup d’arrêt à la désindustrialisation s’explique. Les années qui ont suivi la grande crise de 2008-2009 ont provoqué une purge dans l’industrie bleu-blanc-rouge. Près de 1 900  sites souvent anciens, voire vétustes, ont été rayés de la carte. Les ouvertures de sites se sont, elles, raréfiées. Faute de marché, les chefs d’entreprise préféraient améliorer la productivité de leurs usines actuelles.

A présent, les entreprises ont en partie restauré leurs marges grâce à la chute des prix du pétrole et au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, et les patrons relancent des projets. Le mouvement reste toutefois timide. Au rythme des six derniers mois, ” il faudrait vingt et un ans pour remplacer les six cent cinq usines perdues depuis 2009 “,calcule M.  Cousquer.

D’autant que les nouveaux sites emploient en moyenne 40  % moins de personnel que ceux qui ferment. A Chassieu, l’unité d’Amoéba tourne vingt-quatre  heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, avec seulement… huit techniciens. Le week-end, la nuit, l’usine hyperautomatisée fonctionne sans présence humaine. Tout est géré à distance. ” C’est une réalité qu’il faut connaître quand on parle de réindustrialisation, souligne le président d’Amoéba. Les grandes usines de deux cent ou deux mille salariés, il faut les oublier… “

Denis Cosnard

Luxe, la fin de l’âge d’or

Après une croissance effrénée, le secteur atterrit. Les désirs de la clientèle changent et interrogent le modèle de croissance des dernières décennies. Un défi pour les marques

Derrière le strass qui accompagne les défilés de la Semaine de la mode, à Paris, toute la profession s’interroge : est-ce la fin de la fête pour l’industrie du luxe ? Bain &  Company, dont le baromètre fait référence, publiera, le 20  octobre, ses prévisions du marché mondial, estimé à 253  milliards d’euros en  2015. Celles-ci seront ” extrêmement modérées “ et même ” détériorées “, par rapport aux 0 à 2 % de croissance attendus précédemment pour 2016, indique Joëlle de Montgolfier, l’une des directrices du pôle luxe du cabinet de conseil. La progression n’était que de 1 % en 2015, hors effets de change également. La plus mauvaise performance depuis 2009 et la crise des subprimes.

Les résultats financiers des stars du secteur confirment la tendance. Le numéro un mondial, LVMH, a enregistré au premier semestre 2016 une croissance organique nulle dans la mode et la maroquinerie. Du côté de Kering, les mauvaises performances se sont abattues sur Bottega Veneta. Richemont, le propriétaire de Cartier, a déjà averti le marché que son résultat semestriel serait divisé par deux. Quant à Hermès, il a prévenu qu’il ne publierait plus d’objectif de chiffre d’affaires en raison du climat incertain.

” Il y a un ralentissement, c’est vrai, mais rien de dramatique, le secteur est cyclique “,tempère Ralph Toledano, le président de la Fédération française de la couture, qui rassemble la fine fleur des maisons hexagonales. Mais jusqu’à présent, les clientèles japonaises, puis russes et chinoises se sont passé le relais depuis une vingtaine d’années pour absorber les chocs et multiplier les ventes par quatre. Cette fois, les experts sont formels : ” Il n’y a pas de nouvelle Chine, c’est la première crise structurelle du luxe “, dit Olivier Abtan, du Boston Consulting Group (BCG). Un changement majeur pour la France, dont les fleurons dominent le marché mondial. Après une croissance échevelée, le secteur doit s’habituer à vivre avec 2  % à 5  % de progression annuelle.

Avec son renouvellement permanent, la mode constitue un formidable accélérateur de consommation. Des financiers comme Bernard Arnault (LVMH), les Pinault (PPR devenu Kering) ou Johann Rupert (Richemont) ne s’y sont pas trompés. En appliquant leurs méthodes au sommet de la pyramide, ils ont transformé des maisons artisanales en machines à cash. Rien n’illustre mieux cette euphorie que la course au ” it-bag “, lancée à la fin des années 1990. ” Le sac, c’était le prix parfait entre le parfum et le prêt-à-porter de luxe, tout le monde s’est engouffré dans la brèche ouverte par Prada et les marques italiennes “, se souvient Marie Chauveau, la présidente de l’agence Mafia, qui a alors convaincu les Wertheimer et Karl Lagerfeld de remettre au goût du jour le sac matelassé de Chanel.

La bulle chinoise est symptomatiqueDepuis dix ans, les principaux moteurs ont été l’augmentation des mètres carrés, mais aussi des prix, multipliés par 5 à 10 entre 2004 et 2014, d’après le BCG. Et ” il y a eu surcroissance “, reconnaissent les analystes. La bulle chinoise est symptomatique. Voilà trois ans que les lois anticorruption mises en place par le président Xi Jinping affectent le luxe. Pourtant, entre 2013 et 2015, les ouvertures se sont poursuivies dans la Grande Chine,au rythme de + 7,5  % par an en moyenne, selon Exane BNP Paribas, qui note que Louis Vuitton, Gucci ou Burberry ont réduit la voilure, mais que Swatch ou Prada ont continué à s’étendre. Les marques horlogères, premières victimes de cette chasse à la corruption, rachètent les invendus à leurs grossistes pour assainir la situation à -Hongkong, leur premier débouché à l’exportation. Du jamais-vu en vingt ans.

Toute la machine s’est ” emballée en une spirale infernale, avec une multiplication des produits et des collections “, observe Jean-Jacques Picart, qui a longtemps conseillé le PDG de LVMH. Trop de défilés, trop de collections : depuis un an, des créateurs comme Raf Simons ou Alber Elbaz sonnent l’alarme. Il y a comme un vent de rébellion. De plus en plus de stylistes préfèrent désormais la liberté au confort financier des grands groupes. C’est le cas d’Alexandre Mattiussi, 36 ans, très courtisé en raison du succès de son label masculin, Ami Paris. ” La plupart des créateurs acceptent une direction artistique pour financer leur marque et se transforment en monstres à deux têtes, un travail schizophrène en termes de création ! Il faut dessiner les vêtements, mais aussi les sacs et les autres accessoires… La pression est énorme “, témoigne-t-il.

Internet et les réseaux sociaux, qui imposent une réactivité immédiate, ne font qu’amplifier le rythme. Certaines griffes anglo-saxonnes, Burberry en tête, ont vendu une partie de leur collection à la sortie du podium, lors des derniers défilés de New York et Londres. Les pièces avaient été produites à l’avance, comme dans la ” fast fashion ” qui a, de son côté, totalement assimilé les codes des maisons les plus prestigieuses. Ainsi, Zara s’est installée dans les mêmes rues, comme sur Rodeo Drive à Los Angeles, via Montenapoleone à Milan ou Queens Road à Hongkong. H&M fait appel à des stylistes, s’offre des mannequins vedettes et organise des défilés. Le luxe, lui, se -niche partout, dans l’eau, le café ou la moutarde, emballés dans du rêve.

Les frontières du luxe ont toujours été questionnées, comme au XIXe  siècle où lampes et bibelots de ” faux luxe ” faisaient fureur dans les classes moyennes de l’époque. Aujourd’hui, elles interrogent l’avenir d’une industrie. Pour le philosophe Gilles Lipovetsky, ” le très grand luxe demeure mais le grand phénomène, c’est qu’il n’y a plus un seul luxe mais une diversité de luxes “. Ainsi, de nouvelles formes d’hédonisme, faites d’expériences uniques, se développent depuis quelques années.

Faut-il y voir un signe de maturité des marchés, une consommation transformée par le chômage de masse et la montée des inégalités ? Toujours est-il qu’à présent, à l’achat du énième sac, un Chinois, qui a les moyens, préférera ” un week-end dans le Périgord pour une expérience chasse aux truffes qu’il se fera expédier par avion, puis cuisiner pour quelques amis par un chef étoilé à domicile “, -raconte Marie-Hélène Prévot, de Gouten Consulting, cabinet de conseil en distribution.

Le rapport des jeunes générations au luxe suscite le plus d’interrogations. Les moins de 40  ans composeront en effet les deux tiers de la clientèle en  2020, d’après les calculs de Bain & Company. Leur quête de singularité et leur envie de liberté ressortent des enquêtes menées par le sociologue Rémy Oudghiri, spécialiste du luxe chez Sociovision. Elles sous-tendent le boom actuel des achats d’occasion et l’apparition des pratiques de location.

culte d’une histoire mythiqueMal vu il y a dix ans, l’achat de seconde main est à présent totalement assumé : ” On apparaît comme un connaisseur qui déniche l’objet unique. “ La possession elle-même n’est plus envisagée dans la durée, car on sait que l’on aura envie de changer : c’est la ” tendance Ikea transposée au premium “, explique M.  Oudghiri. Les pratiques collaboratives à l’œuvre dans la voiture s’étendront donc de plus en plus aux robes et sacs griffés.Faut-il aller davantage vers le luxe d’expérience, comme Chanel avec son nouveau spa à l’Hôtel Ritz à Paris, ou LVMH avec ses palaces Cheval blanc ? Participer à la revente de ses produits, comme le joaillier Van Cleef & Arpels ? Pousser plus loin la personnalisation et le sur-mesure ?

Résultat d’un marché devenu extrêmement ” granulaire ” et segmenté, les modèles économiques se complexifient. Pour Nathalie Remy, partner au cabinet McKinsey, ” il n’y a pas de voie unique pour l’avenir, chaque marque doit réfléchir en fonction de son identité “. Mais tout le monde doit ” faire davantage attention aux coûts et éliminer les marques qui perdent de l’argent “, conseille Luca Solca, analyste d’Exane BNP Paribas.

S’il n’existe pas d’autre Chine, il reste toutefois à explorer plus avant le potentiel d’Internet. A l’évidence, des pure playerstels que Net-a-porter ont modifié les attentes des clients du luxe en matière de commerce numérique. Mais leur service impeccable a un coût : la plupart sont dans le rouge. Tout le monde examine donc avec prudence la meilleure manière de renforcer les achats en ligne, qui ne représentent encore que 7  % des ventes du luxe dans le monde.

En revanche, le Web influence déjà six ventes sur dix, montre une récente étude du BCG. Il s’agit donc ” moins de vendre en ligne demain ce qui est commercialisé en magasin aujourd’hui que de toucher davantage de personnes et d’établir une relation plus profonde avec elles “, comme l’explique Ian Rogers, qui supervise la mue numérique du numéro un mondial du luxe.

On n’est plus dans la science-fiction, plaisante cet Américain de 44 ans, recruté il y a un an chez Apple : ” Aux Etats-Unis, tous les clients de LVMH sont sur Instagram. En Chine, ils sont sur WeChat et les vendeurs aussi. Il faut aller à la rencontre des clients dans leur réalité et identifier la valeur ajoutée que nous pouvons leur apporter. “ En Asie, toutes les griffes proposent des exclusivités à leurs VIP en communiquant directement par messagerie du lundi au dimanche, confirme Marie-Hélène Prévot.

Les marques semblent toutefois tiraillées entre la projection dans le futur et le culte d’une histoire mythique. Réouverture du château de la Colle-Noire de Christian Dior, dans le Var, visites des ateliers Vuitton à Asnières, suite Grace-Kelly dans le nouveau temple Cartier à New York… Le discours sur le passé ” ne parle pas forcément aux jeunes, plus sensibles aux valeurs, mais il plaît aux plus âgés et les rassure “, analyse Pierre-François Le Louët, président de Nelly Rodi. De plus en plus sophistiqué, le client a envie de réels savoir-faire, arguait, lors des -résultats, en septembre, Axel Dumas, le gérant d’Hermès International, l’un des rares groupes sans direction marketing. Pour lui,” il va y avoir de plus en plus de différence entre des marques dont la politique de prix est liée aux coûts de production et d’autres où elle tient aux coûts de la communication, du marketing et des égéries “.

Signe de cette fébrilité, une vingtaine de maisons internationales ont changé leur directeur artistique depuis un an et on n’hésite plus à chercher l’inspiration ailleurs.” Il y a beaucoup à apprendre de la gastronomie, suggère Jean-Jacques Picart. De même que l’on constate un retour aux produits de saison, aux préparations un peu brutes, comme la purée écrasée à la fourchette, on va revenir à des produits qui ont une âme. “La revanche de l’artisanat sur l’industrie ? Un retour aux sources en somme.

Nadine Bayle

Vetements, la start-up qui déchire les codes

Ils aiment tout ce que le luxe déteste. Les frères Demna et Guram Gvasalia, originaires de Géorgie et élevés en Allemagne, cassent les codes depuis leur apparition dans le paysage de la mode française en  2014. A 35 et 30 ans, le créateur et son frère, aux commandes de l’affaire, sont ” les plus vieux ” de la trentaine de personnes qui se cachent derrière la marque Vetements. Dans leur univers, le Nylon et le polyester, le kitsch et les logos sont rois. Les Galeries Lafayette, temple du ” mass-market “, et les boîtes de nuit servent d’écrins à leurs défilés.

” C’est l’antirêve du luxe, et son pire cauchemar “, décrypte-t-on au cabinet de tendances Nelly Rodi. Avec, au bout de deux ans, un ” chiffre d’affaires à 8 chiffres “, laisse entendre Guram Gvasalia – entre 10 et 100  millions d’euros donc, on n’en apprendra pas davantage –, leur trajectoire constitue déjà un cas d’école. Le designer dit travailler avec des sociologues et son collectif pour faire émerger les envies de la rue et créer ” des vêtements que les gens vont porter “. Guram Gvasalia épluche les courriels des clients et se passionne pour les modèles écono-miques du luxe et de sa distribution. Antimode peut-être, mais pas hors système. Demna Gvasalia, passé par Louis Vuitton et Maison Martin Margiela, est, depuis un an, directeur artistique de Balenciaga (groupe Kering). Et tout est calibré au millimètre près pour entretenir l’exclusivité de la marque. Pas de publicité, juste du buzz sur Instagram. Pas de produits récurrents. Et peu de ventes au rabais : les sweat-shirts à près de 800  euros sont délivrés au compte-gouttes dans les 200 points de vente. ” On préfère vendre une pièce de moins qu’en solder une de plus “, explique le directeur général.

Vetements incarnerait-elle une néocouture ? Pour Pascal Morand, de la Fédération française de la couture, la griffe, invitée à défiler en juillet, a ” su donner une ouverture nouvelle aux savoir-faire des 17 maisons auxquelles elle s’était associée pour cette collection “. Marketing intelligent ou transition vers un nouveau modèle ? Guram Gvasalia reconnaît que, ” dans la mode, le plus difficile, c’est de durer, mais Vetements en a la ferme intention “.

N. Ba.

” Les marques ont trop à perdre à être en avance “

Expert des marques, chercheur à l’Inseec Luxury Institute, Jean-Noël Kapferer, auteur de Luxe, nouveaux challenges, nouveaux challengers (ed. Eyrolles), explique pourquoi le luxe, confronté à un coup d’arrêt brutal de croissance, peut repartir. Entretien.

La violente crise que traverse le secteur du luxe prouve-t-elle que son modèle est dépassé  ?

Ce secteur a traversé des coups durs, comme – l’épidémie du – SRAS en  2003 ou la crise financière de 2008. Cela n’a jamais été un long fleuve tranquille. D’autant moins que l’on peut toujours retarder des dépenses inutiles, comme l’achat d’une Rolex. Cela -permet même de nourrir un rêve d’inaccessibilité. Dans cette logique, les marques qui vendent sur liste d’attente – comme Ferrari ou Hermès – lissent plus facilement l’effet des -crises.

A la question  : le concept actuel de luxe est-il mort  ? je réponds non. Paradoxalement, on constate une faim de luxe. Le luxe est devenu un droit. Celui d’avoir un rouge à lèvres griffé ou de passer une nuit dans un hôtel cinq étoiles à Venise. Les Chinois ont montré l’exemple. Pour eux, le luxe est plus qu’un droit. C’est une nécessité sociale.

En Chine aussi, les ventes de luxe plongent. Faut-il y voir une cécité des marques  ?

Le président chinois, Xi Jinping, a tenu un discours anticorruption destiné à exciter le patriotisme national et à fustiger les marques internationales. Il a appuyé sur ce bouton. Politiquement, c’était bien joué. Effectivement, on revient à des chiffres plus sains en Chine, fondés sur une croissance ”  normale  “, pas celle qui a longtemps été financée par la corruption.

L’aspect ostentatoire du luxe a-t-il fini par lasser  ? Posséder un objet griffé a-t-il encore un sens  ?

Le luxe n’est pas un plaisir solitaire. On a besoin de l’autre pour jouir. La valeur de l’objet que l’on possède se trouve dans le regard de l’autre. La beauté s’exhibe. Au même titre que le luxe souhaite être comparé à l’art, il faut qu’il se voie. Cela prouve que le client est le propriétaire d’un objet de beauté et fait partie du club fermé de ceux qui l’ont. Cette démonstration fondamentale légitime le concept de multiple de prix sur lequel est fondé le luxe. Une Rolex est vendue 163 fois plus cher qu’une montre de base. Quand le luxe ne se voit plus, cela devient un problème pour justifier ces multiples. Une Lamborghini n’est pas faite pour rester dans un garage.

Nos sociétés véhiculent la croyance que le bonheur passe par la possession matérielle. En tout cas, 300  millions de Chinois le pensent. Ce sont eux qui vont arriver au banquet. Les pays émergents vont encore fournir d’importants contingents de riches nouvellement arrivés (j’ai horreur de l’appellation ”  nouveau riche  “, qui est devenue une insulte). Le degré de satiété pour le luxe n’est pas atteint.

Le ”  story telling  ” – les histoires sur les marques – a-t-il lassé  ?

Les marques ne doivent surtout pas changer  : s’il n’y a pas d’histoire, il n’y a plus de valeur. C’est une industrie qui crée de l’éternité, de la beauté pour une minorité, même si sa clientèle s’élargit. Et même si le concept de distinction, de sélectivité est mis à mal par Internet ou le téléphone portable utilisé par les jeunes Chinois qui achètent en un clic.

Pourquoi les grands du luxe sont-ils en retard en termes d’innovation  ?

Quand De Grisogono lance, avec la technologie Samsung, une montre connectée, c’est un choc des cultures. Elle sera obsolète en cinq ans et perd donc son intemporalité. C’est la fin d’un luxe. Si Porsche lançait avant tout le monde une voiture connectée, il n’offrirait plus la même garantie à ses clients. En faisant intervenir dans sa production une tierce partie qu’il ne maîtrise pas, il transformerait ses clients en cobayes. Or, pour garder les avantages de sa domination, Porsche doit laisser Tesla, Uber ou Google Car essuyer les plâtres.

Un innovateur bâtit sa réputation sur la vitesse, mais un leader du luxe, donc de la confiance, a trop à perdre. Au moindre pépin, la Porsche Cayenne ne sera plus la voiture la plus rentable au monde. Les crises réputationnelles valent d’attendre un an. C’est la même logique pour Louis Vuitton s’il commercialise une valise connectée qui ne marche pas. Les marques de luxe ont trop à perdre à être en avance.

propos recueillis par, Nicole Vulser

AUTRES

” La presse ne doit pas faire le jeu des trolls “

En ligne, l’extrême droite diffuse la haine en jouant la provocation et en pourrissant le débat. Les médias doivent veiller à ne pas amplifier ses idées

Whitney M. Phillips, maître assistante en études littéraires à la Mercer University (Géorgie), étudie les pratiques agressives en ligne. Elle s’intéresse tout particulièrement aux  trolls, ces internautes qui ruinent sciemment la discussion sur le Web par la provocation ou le harcèlement. Cette pratique, qui prend le ton de la plaisanterie, est de plus en plus employée par l’extrême droite afin de propager ses idées. Whitney M. Phillips est l’auteure de This is Why We Can’t Have Nice Things. Mapping the relationship between online trolling and mainstream culture (” C’est pour ça que l’on ne peut pas avoir de jolies choses. Le trolling et la culture dominante “, MIT Press, 2015, non traduit).

Qu’est ce qu’un ” troll ” ?

Le phénomène est difficile à comprendre. Il n’a pas cessé de se transformer depuis l’apparition de cette expression dans les années 1980. A l’époque, le Web tel que nous le connaissons n’existait pas encore. C’est sur Usenet, un réseau qui hébergeait déjà des forums de discussion, que le mot ” troll ” a fait son apparition. Il revêtait un sens strictement péjoratif et servait à condamner chez les autres un comportement jugé déplacé. Le sens de ce mot évolue cependant au début des années 2000. Soudainement, des internautes se sont mis à se revendiquer en tant que trolls. Le terme ne servait plus à réprouver le comportement de quelqu’un, mais à se vanter de faits d’armes peu glorieux.

Dans son sens le plus fort, le mot ” troll ” décrit, aujourd’hui, des comportements délibérément malveillants et moqueurs pour provoquer une forte réaction. Cela prend généralement la forme de harcèlement, de blagues potaches racistes, misogynes. Le phénomène est tel qu’il forme maintenant une contre-culture. Des mèmes Internet, des images ou textes largement partagés et imités en ligne sont utilisés pour incarner cet esprit provocateur. Des références communes, des blagues pour initiés circulent désormais et sont très diffusées en ligne, où l’information voyage très vite. Les trolls peuvent ainsi se reconnaître entre eux et revendiquer une identité commune.

Le ” trolling ” est-il devenu un outil de propagande politique ?

Oui, bien sûr. La campagne en vue de la présidentielle aux Etats-Unis en donne l’exemple, de façon extrêmement bizarre. Le mouvement que l’on appelle Alternative Right – ou Alt-Right, la droite réactionnaire, opposée au conservatisme traditionnel du Parti républicain – est très actif et propage undiscours ouvertement intolérant et sectaire, au prétexte de s’opposer au politiquement correct. Mais les membres de cette mouvance affirment aussi qu’il ne faut pas la prendre au sérieux, qu’ils ne font que blaguer, brouillant ainsi les cartes.

La campagne est donc marquée par cette animosité, et Donald Trump, avec ses multiples dérapages, en a donné le ton. Son compte Twitter est dévastateur, il s’y livre à des attaques répétées contre différentes communautés, les femmes, etc. Des personnalités puissantes et influentes peuvent désormais adopter le même comportement que l’internaute moyen. Le trolling, ou le comportement hostile en ligne, s’est diffusé à tous les niveaux du discours public. Il aggrave la polarisation politique de notre époque. Pour dépasser ce clivage, il faudrait pouvoir avoir des discussions élaborées. Or Internet ne s’y prête pas nécessairement. Les tweets ne font pas plus de 140 caractères, il n’y a pas de place pour la nuance.

Y a-t-il des groupes de trolls qui lancent des opérations afin de diffuser certaines idées ou de pourrir le débat ?

Oui, l’un des lieux de convergence pour l’Alt-Right est la page R/the_donald sur le forum Reddit. L’un des usages qui y est encouragé est le shit posting (” faire des posts de merde “). En gros, cela consiste à créer des mèmes offensants, et à les répandre le plus possible. L’objectif est d’empêcher le débat sur les programmes des candidats. La presse en est réduite, à cause de l’impact de ces publications, à devoir rendre compte de ces mèmes, tels que Pepe the Frog, une grenouille au sourire narquois, aujourd’hui adoptéepar l’extrême droite et coifféecomme Donald Trump.

Est-ce une stratégie efficace ?

On ne peut pas le nier. Car la presse se fait régulièrement l’écho des frasques des trolls et diffuse ainsi leurs idées. Par exemple, la comédienne noire Leslie Jones a été la cible, cet été, d’attaques racistes en ligne lancées notamment par certaines personnes venues de l’Alt-Right. Et rendant compte des faits, les journalistes ont largement diffusé les messages véhiculés par cette droite ultra. Il reste cependant très difficile d’appréhender ce nouveau militantisme. On sait que des dizaines de milliers de personnes participent aux discussions sur R/the_donald pour échanger des idées. Mais on est loin d’une organisation politique traditionnelle. Tout reste informel, il n’y a pas de registre précis avec le nom et le numéro de téléphone des militants.

Que peut faire la presse pour ne pas tomber dans le piège tendu par les trolls ?

Difficile question. Quand des chercheurs se sont intéressés aux blagues faites à propos d’Auschwitz et qu’ils les ont recueillies, ils étaient confrontés au même problème : l’archivage -facilite l’accès au discours haineux. La question n’est pas nouvelle, mais sur Internet les échanges sont si rapides qu’un phénomène a vite fait de prendre de l’ampleur, alors qu’un livre sur Auschwitz ne circulera pas tant que cela. Les questions d’éthique sont importantes.

Dans mon travail, je tente de mettre les choses en contexte et de ne pas me contenter de répéter les choses horribles que des internautes font. J’évite surtout de faire des trolls des antihéros, tout comme la presse doit éviter d’en faire des figures médiatiques. C’est d’autant plus important que différentes personnalités de l’Alt-Right avancent à visage découvert et se font ainsi connaître, choisissant de ne pas se réfugier dans l’anonymat. Il est donc important de ne pas leur accorder l’attention qu’elles cherchent à attirer.

Les journaux accueillent des forums de discussion où sévissent les trolls. Que doivent-ils faire ? Après tout, les trolls sont des contributeurs assidus au débat et suscitent par leurs commentaires du trafic sur les sites d’une presse en quête d’une plus large audience.

Les sites doivent décider quelles voix ils souhaitent encourager. Des outils technologiques existent pour écarter les pires commentaires. Il faut aussi se rendre compte qu’en ligne prévaut une conception de la liberté d’expression selon laquelle il faut protéger et tolérer les propos les plus offensants.

Mais le problème, c’est qu’une telle licence garantit que certaines personnes seront réduites au silence. En autorisant le harcèlement ou le déversement de la haine, on limite

la diversité des points de vue susceptibles de s’exprimer. Parfois, certaines personnes doivent se taire pour que la liberté d’expression existe pour tous. Les éditeurs de sites Internet doivent savoir que s’ils modèrent trop peu les espaces de discussion, un point de vue triomphera sur leur site. Les forums de discussion ne doivent pas être de simples chambres d’écho où on laisse dire tout et n’importe quoi.

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer




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